Après avoir fait partie pendant une soixantaine d’années de diverses collections privées, la pièce de monnaie canadienne la plus prestigieuse, surnommée l’« Empereur », a été rendue au Canada. Le dollar en argent de 1911, dont l’histoire n’a d’égal que son prestige, est désormais exposé de manière permanente dans la Collection nationale de monnaies du Musée de la Banque du Canada.
Un bref historique des pièces de monnaie canadiennes
Jusqu’en 1858, les pièces de monnaie qui circulaient au Canada étaient un amalgame de pièces frappées par des gouvernements provinciaux et étrangers et de jetons émis par des banques et des marchands. Après la chute de la Nouvelle-France en 1759, les gouvernements provinciaux ont utilisé la livre britannique comme monnaie. Sauf que les pièces de monnaie britanniques se faisaient rares. Résultat : les marchands et les banques ont dû se résoudre à accepter des pièces d’or et d’argent d’Espagne, du Portugal, de France, des Pays-Bas, d’Allemagne et des États-Unis. En 1858, la Province du Canada met fin à ce chaos en émettant une monnaie provinciale officielle, une première pour les colonies britanniques en Amérique du Nord. La Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et Terre-Neuve lui emboîtent le pas et émettent leur monnaie en 1861, 1864 et 1865, respectivement. La Colombie-Britannique a aussi manifesté le besoin d’avoir sa propre monnaie.
Le besoin d’un dollar : de la Ruée vers l’or...
Les ruées vers l’or sur la côte Ouest, depuis Eureka, en Californie, en 1848, jusqu’au Klondike, en 1897, ont permis à de nombreux habitants de l’Ouest de régler leurs achats avec le métal précieux. À tel point que les « forty-niners » (les chercheurs d’or qui se sont rués vers la Californie en 1849 dans l’espoir de faire fortune) et leurs homologues canadiens préféraient les pièces aux billets de banque. C’était une question de confiance. Cette préférence était si répandue que le gouvernement de la Colombie-Britannique a envisagé la mise en circulation de pièces d’or dans la province. Malheureusement, ce projet inédit au Canada ne s’est jamais concrétisé, car les rivalités étaient si intenses au sein du gouvernement à New Westminster qu’aucun consensus n’a pu se dégager sur l’emplacement de l’Hôtel de la Monnaie.
Les Britanno-Colombiens ont donc continué à utiliser des pièces d’or et d’argent britanniques et américaines. Mais lorsque la Colombie-Britannique s’est jointe à la fédération canadienne le 20 juillet 1871, ses citoyens ont dû adopter les pièces et les billets du Dominion. Toutefois, le Canada ne frappait que des pièces d’une valeur de moins de 50 cents. Compte tenu du coût élevé des biens dans l’Ouest, les pièces de faible valeur ne suffisaient pas, et les pièces d’or britanniques et américaines étaient trop rares pour répondre à la demande. Comme les dollars en argent américains avaient été jusque-là très populaires en Colombie-Britannique, les résidents ont commencé à réclamer la mise en circulation d’un dollar en argent canadien.
... à la Chambre des communes
C’est en 1910 que le dollar canadien en argent est mentionné pour la première fois dans des lois canadiennes. Pendant des années, les députés de la Colombie-Britannique ont fait pression sur le gouvernement du Dominion pour que la Loi sur la monnaie prévoie la production d’un dollar en argent. Ces demandes ont été largement ignorées; dans l’Est du Canada, on préférait généralement les billets aux grosses pièces de monnaie. Mais lorsque le Canada a ouvert son propre Hôtel de la Monnaie en 1908, il a été en mesure de donner satisfaction aux habitants de l’Ouest.
Le principal responsable de la législation canadienne en matière de monnaie était le ministre des Finances, William S. Fielding, duquel relevait aussi la succursale d’Ottawa de la Monnaie royale canadienne. Il n’appuyait toutefois pas l’idée d’un dollar en argent. Le gouvernement a présenté le projet de loi 195 modifiant la Loi sur la monnaie, en vertu duquel la taille des pièces d’or canadiennes devait désormais correspondre à celle des pièces d’or américaines, plutôt qu’à celle du souverain britannique. Durant les débats entourant le projet de loi, M. Fielding a mentionné pour la première fois l’inclusion d’une grosse pièce d’argent d’une valeur d’un dollar qui serait mise en circulation au Canada.
C’est pourquoi le projet de loi 195 comprenait l’exigence de créer un dollar canadien en argent.
Je propose d’insérer la disposition qui nous autorise à produire un dollar en argent. Jusqu’à présent, je ne voyais pas cela d’un très bon œil et je n’avais pas jugé cette mesure nécessaire, mais selon les arguments qui m’ont été présentés, surtout par d’honorables messieurs de la Colombie-Britannique des deux côtés de la Chambre, la production d’un dollar en argent est souhaitable. »
L’honorable William S. Fielding, ministre des Finances
Une pièce délaissée
Le 4 mai 1910, le projet de loi 195 est adopté. Le gouvernement donne le feu vert pour commander les outils et l’équipement nécessaires à la frappe des dollars en argent. La succursale d’Ottawa de la Monnaie royale ne disposait pas d’une presse monétaire adaptée aux grosses pièces, et la succursale principale de Londres, en Angleterre, produisait toujours les coins (les formes métalliques qui servent à frapper les motifs sur les pièces). Le 10 novembre 1910, James Bonar, sous-directeur général de la succursale d’Ottawa de la Monnaie royale, commande donc des matrices pour le nouveau dollar. Cependant, la production des coins à Londres prend beaucoup de retard, et la livraison est retardée de près d’un an. Personne ne se doute qu’un changement de gouvernement au Canada va sceller le sort de la pièce avant même qu’elle ne soit fabriquée.
L’arrivée d’un nouveau gouvernement entraîne toujours l’annulation de politiques et la suppression des nouveaux programmes. L’élection du gouvernement unioniste de sir Robert Borden le 10 octobre 1911 ne fait pas exception : à peine élu, il met fin à la production du dollar en argent. La raison officielle de cette décision demeure un mystère. Mais dans une lettre adressée au député Evelyn Cecil, M. Bonar semble l’expliquer par la suppression de la référence à Dieu (Dei Gratia) sur les pièces canadiennes. À l’époque, cette mesure avait causé tout un émoi parmi les Canadiens.
La pièce de un dollar n’a pas été approuvée par le nouveau gouvernement (bien qu’elle n’ait pas été sans grâce) ».
James Bonar s’adressant au député Evelyn Cecil, le 11 décembre 1911
Les quelques pièces qui ont survécu
Contrairement à d’autres pièces historiques qui ont été frappées par milliers pour être ensuite refondues, le dollar de 1911 n’a pas du tout été fabriqué. La succursale d’Ottawa de la Monnaie royale a mis les matrices de côté, et ne les a ressorties que pour produire le dollar en argent de 1936. On a découvert plus tard que la Monnaie royale de Londres avait réalisé trois frappes d’essai, créant autant d’échantillons : deux en argent et un en plomb. Ces pièces ont depuis été cataloguées comme des essais, c’est-à-dire qu’elles sont uniques et non destinées à la circulation.
L’histoire de ces trois pièces légendaires est tout aussi intrigante que celle de la production de la pièce elle-même. Au Royaume-Uni, le Musée de la Monnaie royale possède un essai du dollar en argent de 1911 qu’il prête à la Banque du Canada depuis 1976. La pièce est exposée en bonne place au Musée de la Banque du Canada (anciennement le Musée de la monnaie) depuis 1980.
La découverte de l’essai en plomb s’est faite tout à fait par hasard. Il est probable qu’il se trouvait avec les matrices qui ont été expédiées au Canada en 1911. Pour une raison quelconque, les coins se sont retrouvés dans les bureaux du ministère des Finances. C’est lorsque ces bureaux ont quitté la Colline du Parlement en 1977 que l’essai en plomb a été découvert, dans un tiroir. La pièce a rejoint la Collection nationale de monnaies de la Banque du Canada la même année.
L’insaisissable deuxième essai en argent a changé de mains au fil des décennies depuis sa première apparition publique en 1960. Personne ne sait exactement comment on a pu faire sortir la pièce de la Monnaie royale de Londres. Certains pensent qu’un fonctionnaire l’a vendue au roi Farouk d’Égypte dans les années 1920. Lorsque le roi est déposé en 1952, toute sa collection de pièces de monnaie est vendue, y compris le dollar en argent. Cependant, selon une histoire plus plausible, la pièce aurait appartenu à la famille du sous-directeur général de la Monnaie, William Frey Ellison-McCartney. En 1960, la famille McCartney a vendu la pièce à un marchand de monnaie britannique, Blair A. Seaby. M. Seaby l’a exposée pour la toute première fois lors du congrès annuel de l’Association royale de numismatique du Canada qui s’est tenu à Sherbrooke en 1960. Une semaine plus tard, il a exposé la pièce lors du congrès de l’association américaine de numismatique à Boston. N’ayant pas réussi à vendre la pièce durant ces événements, M. Seaby l’a ramenée avec lui en Angleterre.
On pense que le dollar de 1911 s’est vu attribuer le sobriquet d’« Empereur des pièces canadiennes » à Toronto en 1976, lorsque Frank Rose l’a vendu aux enchères avec d’autres pièces de la célèbre collection de John L. McKay-Clements. C’était la première fois que la pièce était mise en vente depuis sa présentation en 1960. Après cette vente aux enchères, l’essai en argent a changé de mains à plusieurs reprises. Un grand collectionneur de Calgary, George H. Cook, l’a acheté en 2003 lors de la vente publique de la collection de Sid et d’Alicia Belzberg.
M. Cook a conservé la pièce pendant près de deux décennies, jusqu’à son décès en 2018, et sa collection a été mise aux enchères aux États-Unis. Un important marchand de monnaie canadien l’a acquise et l’a offerte au Musée de la Banque du Canada afin que la pièce la plus importante du Canada reste dans la sphère culturelle publique du pays. Tout un parcours pour un si petit objet.
Enfin rendu au public, l’essai du dollar en argent de 1911 fait maintenant partie de la Collection nationale de monnaies, où il rejoint ses homologues en argent et en plomb. Pour la première fois depuis leur frappe, les trois pièces sont réunies et seront exposées dans les galeries permanentes du Musée.
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