C’est gros et c’est lourd, et ça s’appelle un rai. Le grand disque de pierre qu’on peut voir dans l’entrée du Musée de la Banque du Canada est une monnaie multifonctionnelle à l’histoire fascinante.
Qu’est-ce qu’un rai?
Le rai – aussi appelé fei – est une monnaie de pierre provenant de l’île de Yap, en Micronésie. Chaque pièce présente une forme semblable dans une variété de tailles. Les plus grosses étaient souvent utilisées dans le cadre de cérémonies ou d’achats de grande valeur ou importants sur le plan culturel. Les plus petites, de même que d’autres types de monnaies locales (coquillages, colliers de perles, nattes tissées), étaient échangées directement contre des biens et des services.

Le rai se trouve au-dessus du hall d’entrée du Musée, au niveau de la rue. C’est le plus grand spécimen en dehors de l’île de Yap. Il mesure 2 mètres de large et 2,25 mètres de haut, et pèse 1 800 kilogrammes. Il est fait en aragonite, une composante du calcaire.
Source : rai, île de Yap, Micronésie, 1870-1900 | 1975.79.1
L’origine du rai
Avant que la population de Yap, les Yapais, n’entre en contact avec les Européens, seul un chef de tribu pouvait commander de nouveaux rai. Cela dit, il y a certaines indications que les rai sont d’abord arrivés à Yap comme cadeaux en provenance des Palaos. Le chef yapais envoyait des marins et des sculpteurs chercher des pierres sur l’archipel des Palaos, situé à plus de 400 kilomètres de distance, là où elles étaient extraites puis taillées. C’était toute une aventure : il leur fallait naviguer en pleine mer des jours durant sur des pirogues à balancier, puis travailler pendant des mois à la sueur de leur front.

Cette illustration a été réalisée par un membre d’une expédition allemande à l’île de Yap, au 19e siècle. Elle montre à la fois le radeau qui transporte les rai et le voilier qui le remorque. Bien entendu, nous ne savons pas si cette image est factuellement exacte.
Source : Franz Hernsheim, Hamburger Südsee-Expedition, The British Library, 1875-1880
Une fois arrivés aux Palaos, les Yapais négociaient avec les chefs locaux pour avoir accès aux carrières. Ils offraient en échange des cadeaux, de la nourriture ou leur travail. Ensuite, ils s’attelaient à la longue et incroyablement laborieuse tâche de tailler des disques dans le calcaire massif avec des outils en coquillage, en pierre et, plus tard, en fer.

En insérant un rondin dans le trou du disque, des hommes pouvaient, en s’y mettant à plusieurs, transporter un rai de la carrière jusqu’à la mer, où il était ensuite chargé sur un radeau en bambou. À cause de leur poids, les rai traditionnels avaient rarement plus d’un mètre de diamètre.
Source : Wilhelm Müller, Hamburger Südsee-Expedition, 1908-1910
Jusqu’à 100 personnes pouvaient travailler simultanément dans les carrières. Quand les pierres étaient ramenées à l’île de Yap, les plus grosses – et environ un tiers des plus petites – revenaient au chef. Le reste, plus de la nourriture, était distribué aux marins et aux sculpteurs. Les rai nouvellement taillés étaient ensuite exposés devant la maison de leur propriétaire ou dans de grands espaces au centre du village, qui étaient un peu comme des banques de rai.
L’utilisation d’une monnaie géante
Les rai ne représentaient pas seulement des richesses matérielles, mais ils étaient aussi des symboles de prospérité, comme les diamants ou l’or. Ils avaient également de nombreuses fonctions, ils servaient par exemple à payer les impôts ou les dots, à acheter des terres, à effectuer des règlements de guerre ou à récompenser la loyauté politique. De plus, les villages s’offraient entre eux des rai en cadeau lors de festivités.
Toutes les transactions étaient consignées dans l’histoire orale yapaise, qui était un peu comme un relevé de compte bancaire ou le registre public d’une cryptomonnaie. Cette histoire orale relatait aussi la valeur culturelle, c’est-à-dire qualitative, des rai. Comme toutes les informations concernant un rai étaient conservées dans la mémoire collective, la pierre elle-même n’avait jamais besoin d’être déplacée après une transaction. Elle changeait seulement de propriétaire, avec l’accord de la collectivité. Seules les petites pierres étaient déplacées.
Une histoire – ou peut-être une légende – raconte qu’une grosse pierre est tombée d’un radeau pendant une tempête. Après le naufrage, la pierre est restée au fond de l’eau; tout le monde savait qu’elle était là et à qui elle appartenait. Ce rai avait conservé sa valeur, comme de l’or dans un coffre-fort souterrain.
La valeur visible d’un rai
Chaque dollar que vous dépensez représente la valeur du temps et des efforts que vous investissez au travail. Cette logique s’applique aussi à un rai, mais la valeur de ce dernier représente aussi les efforts qui ont été nécessaires à sa fabrication et à son transport jusqu’à l’île de Yap. Tous ces éléments forment la valeur de base d’un rai. Un rai plus grand a généralement une valeur plus élevée, car il exige plus de travail et son transport est plus risqué. Le savoir-faire déployé pour le créer entre également en ligne de compte. Une pierre dont les faces sont étagées ou lisses a aussi une plus grande valeur, là encore parce qu’il a fallu plus de travail pour la fabriquer. De plus, la qualité de la pierre elle-même – sa couleur, sa douceur et sa beauté – contribue à la valeur de la pièce. Ce sont là des caractéristiques tangibles et mesurables. Cela dit, la valeur fondamentale d’un rai est invisible.
La valeur invisible d’un rai
On dit qu’un objet a une valeur culturelle lorsqu’il est étroitement associé à l’histoire, aux personnes, aux croyances ou aux rituels qui ont de l’importance au sein d’une société. Il en va de même pour un rai. Sa valeur peut augmenter en fonction de la personne qui a autorisé sa fabrication, de celle qui l’a taillé et de ses anciens propriétaires. Est-ce que quelqu’un a été blessé ou est décédé durant la taille ou le transport? La pierre a-t-elle été utilisée dans le cadre d’activités culturelles importantes? Selon les réponses à ces questions, la valeur d’un rai peut augmenter au fil du temps.
Taille et valeur ne vont pas toujours de pair
S’il n’a pas été le premier Européen à tenter de tirer profit des rai, l’aventurier David O’Keefe a été celui qui a le mieux réussi dans ce domaine. Naufragé sur l’île de Yap au 19e siècle, il a appris l’existence de cette monnaie, puis a mis au point une stratégie qui lui a rapporté gros. O’Keefe a aidé les Yapais à extraire des pierres des Palaos avec des outils modernes – peut-être même un peu de dynamite – et à les transporter au moyen d’un bateau à vapeur. Ils ont ainsi fabriqué des rai plus grands, théoriquement de plus grande valeur, suivant la conception occidentale. Grâce aux services d’O’Keefe, les Yapais ont pu faire plus d’argent, littéralement. En échange, ils ont donné à l’aventurier de la chair de noix de coco et des concombres de mer. Il a ainsi pu revendre en Chine avec un énorme profit ces produits courants à l’île de Yap.
Fait intéressant, malgré leur taille et leur qualité supérieures, les rai produits avec le concours d’O’Keefe valaient moins sur l’île de Yap que de nombreuses pierres plus petites et plus grossières. Et cela a généré de l’inflation. C’est que les pierres d’O’Keefe n’avaient été autorisées par aucun chef, que leur fabrication nécessitait beaucoup moins de main-d’œuvre et qu’elles n’étaient porteuses d’aucune histoire. Bref, elles n’avaient pas de valeur culturelle. Le grand volume de pierres apporté par O’Keefe à l’île de Yap a également contribué à la dépréciation des rai. Au bout du compte, les pierres n’ont fait qu’épater la galerie et provoquer de l’inflation.

La conception à deux niveaux, la surface lisse et la forme presque ronde de ce rai lui confèrent une plus grande valeur. Il s’agit probablement d’une pierre plus récente, peut-être sculptée à l’aide d’outils métalliques.
Source : photo, Einsamer Schütze, Museum für Völkerkunde Hamburg, 2015

Combien de personnes faudrait-il pour déplacer ce rai? Lors de son installation au Musée, il a fallu utiliser un chariot élévateur spécial pour déplacer cet objet massif.
Source : Musée de la Banque du Canada
Le rai du Musée
À l’heure actuelle, il y a environ 7 000 rai dans le monde. On estime que 13 000 ont été fabriqués. Aucun nouveau rai n’a été taillé depuis le début du 20e siècle et, depuis le milieu des années 1960, aucun n’a été autorisé à quitter l’île de Yap. Le rai qui se trouve dans notre collection est l’un des derniers à avoir quitté l’île. Il aurait été taillé vers 1875 à Babledaob, une île de l’archipel des Palaos. Nous ne savons pas avec certitude s’il s’agit d’une des pierres créées avec l’aide d’O’Keefe, mais sa taille et sa finition semblent l’indiquer. Son premier propriétaire enregistré est Puguw de Talingith, suivi dans les années 1920 par Fathgol de Fugol u Tonil. Son dernier propriétaire yapais est Andrew Roboman, président du Conseil de l’île de Yap au milieu des années 1960.
La Banque du Canada est entrée en possession d’un rai au milieu des années 1970. À l’époque, le Musée de la Banque n’était encore qu’un projet. Le conservateur de la Collection nationale de monnaies d’alors, Sheldon Carroll, a proposé que l’on fasse l’acquisition d’un rai pour la collection et il savait qu’il y en avait un disponible en Floride. Le Conseil de direction de la Banque a donné son accord et Carroll a négocié l’achat en 1975. Aujourd’hui, le grand disque de pierre est une sorte de gardien du Musée. Sa grande valeur en tant qu’artefact réside non seulement dans sa taille impressionnante, mais aussi dans la réflexion qu’il suscite sur la psychologie de l’argent, ses fonctions et sa vraie valeur.
Pour les habitants de l’île de Yap, les rai ont encore une valeur symbolique importante. Ces grandes pierres témoignent d’un système économique unique dont la valeur avait une dimension réellement humaine, une valeur établie de manière consensuelle, et enracinée dans l’histoire et la confiance collective. Actuellement, les carrières de rai aux Palaos et les lieux d’exposition de rai sur l’île de Yap figurent sur la liste des sites proposés au patrimoine mondial de l’UNESCO.
À la lumière des nouvelles recherches qui sont publiées, nous revoyons sans cesse la manière dont nous concevons et comprenons la Collection nationale de monnaies. Si vous constatez des erreurs ou que vous souhaitez apporter des informations complémentaires sur le rai, n’hésitez pas à contacter le Musée.

Le rai exposé au Musée présente de nombreuses caractéristiques physiques qui lui confèrent une grande valeur : grande taille, teinte subtile, finition soignée et trou presque parfaitement rond. Mais il n’avait peut-être pas de valeur culturelle, c’est possiblement la raison pour laquelle on a permis son déplacement à l’extérieur de l’île de Yap.
Source : rai, île de Yap, Micronésie, vers 1870-1900 | 1975.79.1

En 1965, Andrew Roboman a vendu ce rai à Grover Criswell. Pendant plusieurs années, Criswell l’a exposé au Ripley’s Believe It or Not Museum à St. Augustine, en Floride. Grover Criswell (à gauche) est ici en compagnie de Robert Barclay (à droite), directeur de ce musée.
Source : coupure de presse, St. Augustine Record, Floride, États-Unis, vers 1966
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