La collection du Musée de la Banque du Canada s’est enrichie d’une œuvre d’art de Frank Shebageget intitulée Free Ride. Mais pourquoi un musée consacré à l’économie ferait-il l’acquisition d’œuvres d’art? Krista Broeckx, conservatrice adjointe, s’entretient avec l’artiste au sujet de son œuvre et de sa pertinence pour le Musée.
L’entrevue suivante a été réalisée au Musée de la Banque du Canada le 1er mai 2023. Elle a été remaniée et condensée aux fins de sa publication sur le blogue.
Portrait de l’artiste
Pour commencer, pourriez-vous vous présenter?
Je m’appelle Frank Shebageget. Je suis un Ojibway Anishinaabe du nord-ouest de l’Ontario. J’ai grandi dans une petite ville appelée Upsala, à environ 100 kilomètres à l’ouest de Thunder Bay. Mon père vient de la réserve de la Première Nation du lac des Milles Lacs, et ma mère, de celle de la Première Nation ojibway d’Onigamin, plus vers la frontière entre l’Ontario et les États-Unis, près du Minnesota. J’ai étudié à l’Université de l’École d’art et de design de l’Ontario et j’ai obtenu mon diplôme en 1996. J’ai ensuite fait une maîtrise en beaux-arts à l’Université de Victoria. Dans ma pratique artistique, je fais de la sculpture et je conçois des installations. Je qualifierais mes œuvres de conceptuelles, et les nombres y ont une signification importante. J’aime marier différents matériaux pour créer différents effets, mais aussi raconter visuellement l’histoire de ma culture.
Comment et pourquoi avez-vous réalisé Free Ride ?
J’ai toujours voulu faire quelque chose avec des billets de 5 dollars parce qu’ils ont pour moi de l’importance sur les plans culturel et historique. L’œuvre montre 50 billets, parce que j’ai 50 ans. Elle illustre les paiements des annuités découlant de traités que reçoivent certains peuples autochtones au Canada. Je suis visé par le traité no 3, conclu entre les Premières Nations et la Couronne en 1873. Mon œuvre s’inspire de ce traité, dont l’objectif était de permettre à la Couronne de disposer d’un accès routier et fluvial entre Fort Garry (Winnipeg) et Fort William (Thunder Bay). Ce document porte sur les biens, les droits fonciers et les droits de chasse et de pêche. Il prévoit également le versement aux Autochtones d’une annuité de 5 dollars à vie. Et 150 ans plus tard, ce contrat est toujours respecté, du moins en partie.
Aujourd’hui, les Autochtones sont victimes du racisme et des stéréotypes : certaines personnes pensent que leurs impôts nous permettent de tout avoir gratuitement et que nous avons la vie facile. Pourtant, dans nos communautés, nous sommes confrontés à de nombreux problèmes : la pauvreté est endémique, le suicide est endémique, l’alcoolisme est endémique. Free ride superpose cette histoire collective à mon histoire personnelle.
Comment avez-vous trouvé le titre de l’œuvre?
Le titre renvoie au racisme et aux stéréotypes qui affligent les peuples autochtones. J’ai souvent entendu l’expression
« free ride » (l'idée du passager clandestin). J’ai vu – dans les médias sociaux, je pense – quelqu’un dire que les peuples autochtones bénéficiaient d’un traitement de faveur de la part du gouvernement. Depuis toujours, j’ai cette impression que personne ne comprend vraiment mon peuple. C’est pourquoi je m’efforce de rectifier les faits. Par exemple, quand on vit dans une réserve, on ne possède pas la terre. On n’est même pas propriétaire de la maison où on vit. On nous interdisait aussi beaucoup de choses à l’époque : impossible d’avoir un avocat, impossible d’avoir un emploi en dehors de la réserve, impossible de vendre des marchandises en dehors de la réserve. Il était donc difficile pour les Autochtones de gagner leur vie.
Le traité m’accorde le droit de faire certaines choses au Canada. C’est peut-être en partie de là que viennent les stéréotypes et le racisme. Ces droits sont-ils respectés? Parfois, oui. La plupart du temps, non. Mais c’est ce qui a été convenu dans le traité. J’ai choisi de graver « free ride » dans le cadre, de sorte que le titre fait partie intégrante de l’œuvre. C’est une œuvre sérieuse, mais en même temps un peu ironique, parce qu’elle véhicule l’idée que les paiements de cinq dollars viendront résoudre tous les problèmes de nos communautés.
Traités et annuités
En quoi consiste une annuité et comment en avez-vous entendu parler?
Il s’agit d’un paiement annuel qui s’inscrit dans la mise en œuvre du traité no 3. Il a fait l’objet d’une négociation et représente une compensation financière pour l’utilisation des terres dans la zone visée par le traité. J’en ai pris conscience pour la première fois quand j’ai reçu un chèque du gouvernement par la poste. J’étais alors enfant. J’ai interrogé ma mère, qui m’a répondu que j’allais recevoir ce paiement pour le reste de ma vie. Puis, j’en ai appris davantage et j’ai compris que ça faisait partie de ce traité – tout comme nos droits de chasse et de pêche. C’est quelque chose qui m’a marqué.
À l’époque, des représentants du gouvernement venaient dans la communauté. Ils avaient un registre et de l’argent, et il fallait se présenter en personne pour recevoir le paiement. Quand elle travaillait pour le gouvernement, mon épouse s’est un jour portée volontaire pour participer à la distribution des annuités. Elle s’est rendue dans une communauté en périphérie de Winnipeg. L’événement prenait une allure de carnaval, pour que les enfants puissent s’amuser.
Si on analyse le texte du traité, on constate que certaines dispositions problématiques sont encore en vigueur aujourd’hui. On voit aussi les noms des personnes qui ont négocié et signé le traité. Pour le traité no 3, il a fallu au moins quatre réunions rassemblant un grand nombre de communautés et de leaders. En fait, il y a des promesses qui ont été faites oralement et qui n’ont pas été consignées dans le traité. Aujourd’hui, plus de 150 ans plus tard, nous nous battons toujours pour que ces promesses soient tenues. Il est important de rendre hommage aux anciens qui ont signé ces ententes. Ils connaissaient la valeur de ce qu’ils ont négocié et de ce que nous devons chercher à obtenir.
Que représentent ces paiements pour vous?
Certaines personnes ne voient que l’argent, mais pour moi, ces paiements ont une dimension plus symbolique. Ils s’inscrivent dans une relation à long terme. Il est important d’honorer ce qui a été dit et négocié, et de ne pas l’oublier. Selon moi, au cours des 10 à 15 dernières années – peut-être même 20 –, nous avons amélioré considérablement la visibilité de notre culture. Nous sommes ici chez nous. C’est pourquoi nous avons le devoir de nous souvenir de notre histoire.
Plus que de l’argent
Pourquoi avez-vous utilisé de véritables billets de 5 dollars dans votre œuvre?
Je me suis dit que ce serait une bonne idée de voir tous les billets de banque de 1972 à 2022, soit chaque année depuis ma naissance. Je voulais montrer une réalité qui me concerne personnellement. À mon sens, l’œuvre illustre la manière dont les peuples autochtones sont liés au gouvernement ou à la Couronne.
Nous avons fait de la place aux nouveaux arrivants; nous avons signé des ententes pour partager la terre. C’est ce traité, quelle qu’en soit la valeur en argent, qui paie les réserves, les soins de santé et l’éducation des communautés autochtones, même si certaines personnes préfèrent croire que ce sont leurs impôts. C’est frustrant, vous savez. Les billets de 5 dollars mettent en relief cette réalité.
C’est fascinant de voir la récurrence des portraits de Sir Wilfrid Laurier dans l’œuvre. Que signifie cette image pour vous?
Sir Wilfrid Laurier est probablement le premier ministre canadien le plus emblématique, après Sir John A. MacDonald. Laurier était premier ministre lorsque le traité no 8 a été signé. Comme le traité no 3, le traité no 8 s’inscrivait dans une expansion vers l’ouest. L’héritage de Wilfrid Laurier comprend la construction d’un chemin de fer. Il était aussi habité par un fort sentiment de nationalisme : il s’est davantage distancié de la Couronne et a tissé des liens avec les États-Unis. Mais, comme la plupart des premiers ministres, ses relations avec les peuples autochtones ont été à la fois positives et négatives. Dans mon œuvre, le fait qu’un premier ministre figure sur les billets met en lumière ces réalités historiques et nous amène à nous demander quelle était la véritable nature de ces relations.
Ce que j’aimerais faire maintenant, ce serait de trouver des billets de banque plus anciens. Je m’intéresse surtout à ceux qui ont des images de trains, de voies ferrées et de peuples autochtones. Je pense que ce serait intéressant de travailler avec ce genre de représentations.
Free Ride et le Musée de la Banque du Canada
Quelle place occupe Free Ride dans la Collection nationale de monnaies selon vous?
Je pense que la visibilité et la représentation sont au cœur de la réconciliation. Vous avez des billets de banque datant de l’époque des traités, des jetons de la Compagnie de la Baie d’Hudson et des parures de traite en argent : vous pouvez faire le pont avec les cultures autochtones. Nous sommes un des peuples fondateurs de ce pays. Mais il y a eu de l’effacement, surtout dans les périodes entourant les traités et les pensionnats. Cette histoire, il faut la montrer. Personnellement, je ne sais pas quelle forme prendra la réconciliation; c’est la grande question que tout le monde se pose.
Quel est le message que vous souhaitez véhiculer avec votre œuvre?
J’aimerais que mon œuvre suscite un apprentissage positif, qu’elle donne envie aux gens d’en savoir plus sur les traités numérotés. Le récit de la fondation du pays par les Français et les Anglais est très ancré dans la vision nationaliste. Le fait de rendre visible le point de vue autochtone peut aider les gens à comprendre que l’intention première était le partage et la prospérité commune. Parce que tout le monde veut simplement prospérer. C’est aussi ce que voulaient les peuples autochtones il y a 150 ans : assurer leur prospérité pour répondre aux besoins de leurs familles.
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