Il est 7 h 35, nous sommes le 1er juillet 1940, et une cargaison de poisson vient d’arriver à Halifax.
Classé « ultrasecret », l’acheminement de cette cargaison est l’aboutissement de près d’une année de planification et de travail préparatoire. C’est l’un des secrets de guerre les mieux gardés et, à n’en point douter, l’un des plus intéressants. La Banque du Canada s’apprête alors à jouer (incognito) un rôle de premier plan dans la Seconde Guerre mondiale. Et en vérité, on ne trouve de poissons nulle part dans cette histoire.
Mais on y trouve de l’or. Beaucoup d’or.
Des milliers de livres de ce métal doivent en effet traverser l’océan pour préserver l’avenir de l’Europe. Imaginons que nous sommes en 1940 : la guerre a éclaté dans le monde entier. L’Allemagne a déjà annexé l’Autriche et la Tchécoslovaquie; elle a aussi envahi la Pologne. D’ici quelques mois, elle écrasera les troupes du Danemark, de la Norvège, de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg. En mai, les Allemands ont atteint la côte française de la Manche, encerclant ainsi près de 400,000 soldats et marins alliés à Dunkerque (page en anglais).
Le Royaume-Uni risquant fort d’être le prochain sur la liste, Churchill a élaboré des plans pour installer son gouvernement à Montréal, et ainsi continuer à diriger le Commonwealth depuis le Canada. La Banque d’Angleterre a elle aussi commencé à se préparer au pire en entreprenant des démarches visant à diriger une « banque parallèle » établie au Canada. Depuis l’accord de Munich de 1938, elle augmente d’ailleurs ses réserves d’or au Canada par mesure de précaution. Les forces allemandes se trouvant désormais aux portes du pays, Churchill accélère le processus et conçoit l’opération « Poisson » (Operation Fish). L’objectif : faire passer la totalité des réserves d’or de l’Angleterre outre-mer, au Canada.
Le plan de Churchill vise en tout et partout près de deux mille tonnes de lingots et de pièces d’or (dont des avoirs considérables de la Banque de France, qui tombera bientôt aux mains des Allemands). La perte d’une seule de ces cargaisons s’avérerait désastreuse et scellerait vraisemblablement la défaite de la Grande-Bretagne. Malgré quelques tentatives d’abandon de l’étalon-or entre les deux guerres mondiales, le précieux métal demeure un important outil d’échange de richesse entre les nations. Les réserves d’or de l’Angleterre permettent à Churchill de se procurer auprès du Canada et des États-Unis le ravitaillement dont le pays a bien besoin, ainsi que de financer la guerre imminente.
Les convois transportent en outre une quantité impressionnante de titres appartenant à des particuliers. Conformément à la Loi sur les pouvoirs d’urgence (Emergency Powers Act), le gouvernement Churchill a confisqué ces effets à la population britannique, qui avait été tenue de déclarer ses avoirs en début d’année. Tout comme l’or, les titres sont empaquetés, puis expédiés à Greenock, en Écosse, où on les préparera pour leur voyage transatlantique.
Le 24 juin 1940, le premier des convois de Churchill prend la mer. Il représente une cible facile pour les sous-marins allemands (U-boots). La bataille de l’Atlantique est en effet alors bien entamée, et la menace allemande atteint son paroxysme. Au cours du seul mois de mai, ce sont plus de 100 navires qui ont été coulés, soit plus de 40 % de l’ensemble du trafic transatlantique. La première des cargaisons d’or est à bord du HMS Emerald. Le navire parvient, on ne sait trop comment, à sortir indemne de la traversée de 4 600 km et arrive au port d’Halifax vers 7 h le matin du 1er juillet. Des représentants de la Banque du Canada et de la Compagnie des messageries nationales du Canada attendent.
Les livraisons de « poisson » sont examinées deux fois plutôt qu’une avant d’être chargées dans une douzaine de wagons escortés par près de 300 gardes armés. Direction : Montréal. À la gare Bonaventure, Alexander Craig, de la Banque d’Angleterre, rencontre David Mansur, secrétaire intérimaire de la Banque du Canada. Après s’être serré la main, les deux hommes supervisent la répartition des stocks. Les titres et les liquidités sont déchargés et expédiés à l’édifice Sun Life, à Montréal, où ils seront gardés par la Gendarmerie royale du Canada. L’or poursuit quant à lui son voyage vers Ottawa, où il sera entreposé dans les chambres fortes de la Banque du Canada.
Mais il ne s’agit là que de la première cargaison.
Bientôt, un nombre grandissant de convois entament à leur tour la traversée, bravant les hordes de sous-marins allemands. Fait étonnant, tous les navires chargés d’or arrivent à bon port. Une fois l’opération « Fish » terminée, ce sont plus de 1 500 tonnes de lingots et de pièces d’or qui seront entreposées dans les chambres fortes de la Banque, où elles demeureront jusqu’à la fin de la guerre. Pour faire le compte de tout cet or, la Banque et Mansur sortent de la retraite environ 120 Canadiens : des banquiers, des courtiers et des secrétaires de sociétés d’investissement. À l’époque, seules les réserves d’or de Fort Knox dépassent celles de la Banque.
Au total, approximativement 160 milliards de dollars (en dollars de 2017) quitteront le Royaume-Uni pour le Canada, et plus de 600 personnes prendront part à l’aventure. L’opération « Fish » représente à ce jour le plus imposant déplacement de richesse matérielle de l’histoire et, sans doute, le pari économique le plus risqué de tous les temps. Elle n’en a pas moins connu un franc succès; sa réussite témoigne de l’ingéniosité et de la coopération des Alliés et de leurs banques centrales en temps de guerre.
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