Une histoire fascinante sur les réserves de change en temps de guerre
Quand un pays importe des biens du Canada, la note se paye en dollars canadiens. Mais, ce n’est pas toujours si simple : pendant la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne alors assiégée ne peut pas changer sa livre en d’autres devises.
À cette époque, le Canada est l’un de ses principaux fournisseurs, comme les États-Unis le sont pour le Canada. Les Britanniques ne peuvent pas nous payer et nous sommes presque à court de dollars américains pour payer nos voisins du Sud. Nous avons presque touché le fond.
Heureusement, quelqu’un avait prévu le coup
Tous les pays détiennent des réserves de monnaies étrangères. Ils disposent ainsi d’avoirs liquides facilement accessibles et de devises leur permettant d’acheter des biens provenant de l’étranger. À l’époque – comme aujourd’hui –, les réserves de change de la plupart des pays contiennent surtout des actifs en dollars américains. Alors que la guerre se fait imminente en Europe, le gouverneur de la Banque du Canada, Graham Towers, voit un énorme déficit commercial américain poindre à l’horizon. Craignant que le pays n’ait pas assez de devises à sa disposition pour subvenir à ses besoins dans un proche avenir, il met sur pied la Commission de contrôle du change étranger, dont l’une des principales tâches consiste à recueillir autant de dollars US que possible pour acheter du matériel de guerre auprès des États-Unis. Son modus operandi : rediriger toute la monnaie américaine en circulation vers les réserves de change de l’État. La Commission va ainsi faire feu de tout bois pour mettre la main sur les billets verts qui traversent la frontière, des salaires de joueurs de hockey aux quelques piastres américaines glissées dans une carte de vœux.
Une scène à la James Bond
Le 10 septembre 1939, le Canada déclare la guerre à l’Allemagne. Quelques jours plus tard, la Banque du Canada convie à son siège un groupe de hauts dirigeants des banques du pays. Le matin du 15 septembre, le groupe est mené dans une pièce fermée à clé. À 10 h, la porte s’ouvre sur le gouverneur Towers, qui vient présenter son extraordinaire plan pour la Commission : au nom de la Banque du Canada, les banques allaient contrôler la circulation au pays de toutes les monnaies étrangères, particulièrement de l’argent américain.
Le gouverneur donne aux dirigeants les grandes lignes de leur rôle, puis quitte la pièce. Ils sont contraints de rester sur place, sans pouvoir passer un seul coup de fil, jusqu’à ce que le gouvernement donne officiellement le feu vert à la Commission. Les pauvres ne sont relâchés qu’à 18 h! C’est là que les choses commencent à bouger.
À la manière d’une opération militaire finement orchestrée, tous les manuels et les formulaires qui allaient servir à l’exécution du plan du gouverneur Towers avaient été préparés en secret bien à l’avance. Le 16 septembre, avant la livraison du courrier du matin, les bureaux de poste, les postes de douane et plus de 3 000 succursales bancaires du pays reçoivent une trousse personnellement adressée contenant tout le nécessaire. Ce jour-là, banquiers et maîtres de poste sont sans aucun doute nombreux à se casser la tête devant la grande complexité du Manual of Instructions to Authorized Dealers under the Foreign Exchange Control Act and Regulations.
Aux grands maux les grands moyens
À la fin du printemps de 1940, la France tombe sous la botte allemande. Convoi après convoi, les navires de charge quittent la côte est canadienne en direction d’une Grande-Bretagne maintenant isolée. Comme les marchandises transportées proviennent de plus en plus des États-Unis, la Banque du Canada ne doit laisser aucun dollar américain lui glisser entre les doigts pour vite renflouer ses réserves.
C’est aux banques et aux bureaux de poste qu’il revient de faire respecter le règlement de la Commission. Toutes les demandes de monnaie américaine doivent répondre à des critères très stricts, et tout Canadien qui désire acheter ou vendre des dollars américains doit remplir un éventail de formulaires. On impose des restrictions sur les voyages aux États-Unis et tous les frais de déplacement afférents sont passés au crible. Personne n’y échappe; même Louis Rasminsky, qui dirige pour ainsi dire la Commission en 1943, doit justifier les dépenses de ses visites officielles au sud de la frontière.
Des milliers de permis sont délivrés chaque jour pour autoriser les transactions transfrontalières et, dès que de l’argent américain arrive en sol canadien, il est immédiatement placé dans les réserves. La Commission va même jusqu’à fouiller le courrier. Cela peut sembler mesquin, mais juste en 1943, près de 5 000 dollars américains par mois seront détournés de la sorte et changés en dollars canadiens.
Ouvrir nos frontières aux billets verts
En temps de guerre, par crainte des opérations d’espionnage et de sabotage, les gouvernements ont tendance à limiter le nombre d’étrangers qu’ils laissent entrer dans leur pays. Mais, à l’époque, selon les statistiques de la Banque du Canada, le tourisme représente 30 % du marché des exportations au Canada. Le gouverneur Towers juge que le risque est contrebalancé par l’argent américain que les touristes viendront dépenser au pays, et n’en fait pas un secret :
« Les dollars américains que nous risquerions de perdre en imposant des restrictions (sur le tourisme) pourraient représenter l’équivalent de mille avions. »
C’est ainsi que la Commission commence à faire la promotion du tourisme à la radio, dans les journaux, dans des prospectus et sur des affiches pour inviter les Américains à faire du Canada leur prochaine destination vacances.
Le Canada a un besoin criant de monnaie étrangère. Plus particulièrement, le pays a besoin de dollars américains pour acheter des avions et des munitions aux États-Unis. Plus nous recueillerons de dollars américains, plus nous pourrons acheter d’avions, d’armes à feu, et cetera. À l’heure actuelle, le meilleur moyen pour nous de mettre la main sur de l’argent américain, c’est sans conteste le tourisme.
Radiodiffusion nationale de la CBC, le 17 juin 1940
Ces efforts ont l’effet escompté : les dollars américains déferlent sur le Canada. Le tourisme augmente de 10 % en 1941, et encore plus l’année suivante. C’est clair : la Commission a remporté son pari.
Un effort temporaire
Le travail de la Commission devient progressivement plus facile après que les États-Unis entrent en guerre. Les industries de nos deux pays s’échangent des ressources et des biens grâce à un accord commercial accommodant. L’argent circule abondamment dans les deux directions. Des projets d’envergure menés par les États-Unis au Canada, comme la construction de terrains d’aviation et de la route de l’Alaska, apportent une profusion d’argent américain. Dès 1943, nos réserves de billets verts dépassent de loin le nécessaire pour soutenir l’effort de guerre.
La Commission assouplit son règlement au fil de la guerre, mais continue de garder un œil vigilant sur l’argent américain. Elle poursuit certaines de ses activités longtemps après l’armistice, facilitant ainsi l’adaptation de l’économie dans un contexte de paix. La Commission est entièrement dissoute en 1951.
De nos jours, la Banque du Canada détient autour de 50 milliards de dollars américains et d’autres monnaies équivalant à environ 25 milliards de dollars canadiens. Par rapport à celles d’autres pays, les réserves du Canada sont plutôt modestes. Nous utilisons ces fonds non seulement pour les importations, mais aussi comme assurance pour stabiliser notre propre monnaie s’il le faut. Nous n’avons pas été dans une telle situation depuis 20 ans, mais nous avons utilisé nos réserves pour aider des pays qui en avaient besoin pour stabiliser leur propre économie. Apprenez-en plus à propos des interventions sur le marché des changes.
Lectures complémentaires et bibliographie
- Fullerton, D. H. (1986). Graham Towers and His Times, Toronto, McClelland & Stewart.
- Watts, G. S. (1993). The Bank of Canada: Origins and Early History, Ottawa, Carleton University Press.
- Muirhead, B. (1999). Against the Odds: The Public Life and Times of Louis Rasminsky, Toronto, University of Toronto Press.
- Powell, J. (2005). Le dollar canadien : une perspective historique, Ottawa, Banque du Canada.
- Lane, T. (2019). La gestion des réserves de change au Canada, une question de prudence, discours prononcé devant le Peterson Institute for International Economics, Washington, 6 février.
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