La saga de la construction du chemin de fer de Terre-Neuve et de la monnaie émise par R. G. Reid
En 1885, alors qu’on inaugure le chemin de fer reliant Halifax et Vancouver, Terre-Neuve essaie encore de bâtir un rail qui joindrait ses côtes, pourtant très rapprochées.
L’achèvement de la construction du chemin de fer de Terre-Neuve, mené par l’entrepreneur R. G. Reid, évoque l’un des pires désastres économiques de l’histoire de la province. En effet, ce projet a causé la faillite du gouvernement et a presque ruiné son maître d’œuvre. Dans le vif de la crise financière qui a ébranlé Terre-Neuve en 1894, R. G. Reid a dû faire preuve d’imagination pour payer sa main-d’œuvre. Son idée : imprimer lui-même des bons comme forme de monnaie que les travailleurs pourraient dépenser sur les chantiers ou échanger au siège social de la compagnie.
Faire entrer Terre-Neuve dans l’ère du rail
Le dernier crampon du chemin de fer traversant la vaste contrée canadienne est enfoncé lors d’une cérémonie tenue le 7 novembre 1885, à Craigellachie, en Colombie-Britannique. En cinq ans, on était parvenus à relier Halifax et Vancouver en prolongeant les voies construites plus tôt entre les Maritimes, le Québec et l’Ontario. Difficile de croire que Terre-Neuve allait prendre plus de temps à bâtir un rail entre St. John’s et Port aux Basques.
La construction du chemin de fer transcontinental avait été parrainée par de riches financiers, réalisée par une main-d’œuvre étrangère sous-payée, appuyée par le gouvernement du Dominion et portée par la vision d’ingénieurs. Robert Gillespie Reid était l’un des visionnaires derrière ce grand projet. D’origine écossaise, cet ingénieur et homme d’affaires parti de rien y avait joué un rôle essentiel, pilotant la construction de ponts et de rails dans l’impitoyable socle rocheux du Bouclier canadien. Sa plus grande réussite jusque-là : le forage d’un tunnel de 137 mètres dans une paroi infranchissable le long de la baie Jackfish, sur la rive nord du lac Supérieur. Il était loin de se douter que la construction d’une simple voie ferrée à travers Terre-Neuve allait être une autre paire de manches.
La naissance d’un empire
R. G. Reid a 48 ans à son arrivée à Terre-Neuve, en 1890. Sans délai, il signe une entente avec le gouvernement en place pour remettre sur les rails la construction d’une liaison ferroviaire entre St. John’s et Port aux Basques. Faisant fi des conseils de ses ingénieurs, il décide de faire passer le train par le centre de l’île, c’est-à-dire à travers quelque 900 kilomètres de terrain accidenté : tout un pari. Les contrats ayant déjà été signés, il est déterminé à tenir ses engagements. Il embauche donc 1 800 ouvriers, à qui il verse un salaire de six dollars par semaine, pour 60 heures de labeur. Rémunérés strictement pour le travail accompli, ils payent eux-mêmes leurs repas, leur logement et leurs soins médicaux.
Le Newfoundland Northern and Western Railway voit le jour lorsque R. G. Reid prend le contrôle de l’ensemble des activités ferroviaires de l’île, en mai 1893. Gouvernant sur près de trois millions d’acres de terres, l’homme d’affaires est alors le plus important propriétaire foncier de Terre-Neuve. Lui qui n’était auparavant qu’un simple entrepreneur pour le compte de l’État tient maintenant les ficelles du gouvernement. Les autorités terre-neuviennes le sollicitent de plus en plus pour obtenir des conseils financiers et des prêts d’urgence. Lors du krach bancaire de 1894, sa seule présence permet d’éviter un désastre financier certain, alors que deux des trois banques de l’île ferment leurs portes la même journée.
Crise économique, krach bancaire et adhésion ratée à la Confédération
La dépression qui frappe l’Amérique du Nord en 1892 est particulièrement difficile à Terre-Neuve. Deux ans après le début de la crise, le crédit se fait rare, des banques s’effondrent et l’épargne de milliers de citoyens n’est plus qu’un souvenir. La situation donne lieu à d’importantes faillites d’entreprises, à des émeutes et à du pillage. L’armée est appelée en renfort. Pourtant, lui-même au bord de la ruine, R. G. Reid s’obstine à poursuivre la construction du chemin de fer. Encaissant des pertes colossales et n’ayant ni crédit ni liquidités, il commence à émettre des bons pour payer ses employés. Ces bons de 1 $, 1,50 $, 2 $ et 5 $ peuvent être échangés contre des biens aux entrepôts de fortune sur les chantiers ou encore contre de vrais billets de banque au siège social de la compagnie, rue Water, à St. John’s.
Dans la foulée du krach bancaire de 1894, R. G. Reid se rend à Montréal en compagnie du premier ministre terre-neuvien, Robert Bond, qui cherche à trouver des financiers prêts à l’aider à payer les créanciers de son administration. Toutefois, l’homme d’affaires a d’autres motifs bien à lui. Voyant la valeur de ses obligations d’État – initialement de 4 millions de dollars – fondre comme neige au soleil, il veut s’assurer que le gouvernement de Terre-Neuve reste solvable afin de récupérer son investissement. Il parvient à convaincre la Banque de Montréal d’ouvrir une succursale sur l’île, même s’il n’y a aucune monnaie négociable en circulation à ce moment-là.
En 1895, une nouvelle délégation dont fait partie R. G. Reid se rend cette fois à Ottawa pour discuter de la possibilité que Terre-Neuve se joigne à la Confédération. Mais le gouvernement du Canada refuse d’encaisser la dette terre-neuvienne, dont le montant s’élève essentiellement au coût du chemin de fer. Ironie du sort : dix ans plus tôt, il avait offert de financer le rail, offre que Terre-Neuve avait rejetée.
Une entente sans précédent
Le chemin de fer transinsulaire est inauguré au printemps 1898. Atteignant une vitesse moyenne d’à peine 28 kilomètres à l’heure, le train qui le sillonne s’attire vite les moqueries des Terre-Neuviens, qui lui donnent les surnoms ironiques de Newfie Bullet (la « fusée de Terre-Neuve ») et de Streak of Rust (la « traînée de rouille »). À moins d’une averse de neige ou d’un déraillement, le trajet de St. John’s à Port aux Basques prend environ 30 heures, en supposant que le train se rende à destination, ce qui n’est pas toujours le cas. Lorsqu’enfin un train express est mis en service, le gouvernement est déjà en faillite. Les paiements d’intérêt et les dettes en souffrance engouffrent 70 % des ressources de l’État. Dans un élan de désespoir pour payer les factures et en éviter de nouvelles, le gouvernement de Terre-Neuve signe une entente historique dans laquelle il vend pour une bouchée de pain les ressources et l’avenir de l’île tout entière. L’acheteur est nul autre que R. G. Reid.
Le gouvernement conservateur de Terre-Neuve, dirigé par James Winter, offre à R. G. Reid d’acheter le chemin de fer pour la somme de 1 million de dollars et d’en être l’exploitant pendant 50 ans. L’entente, qui sera plus tard appelée le « Reid Deal », est signée en 1898, faisant de R. G. Reid l’homme le plus puissant de Terre-Neuve. Il possède alors le chemin de fer, le télégraphe, les navires postaux, le réseau hydroélectrique et le sixième des terres de l’île – ainsi que tous les droits miniers. Il a son mot à dire dans tellement de choses, des patinoires au tramway de St. John’s, que certains prétendent qu’il influence même l’Assemblée législative.
Les dernières volontés de R. G. Reid
Pendant que Terre-Neuve tente de se sortir de son abysse financier, la santé du magnat se détériore. En 1905, il essaie de revendre le chemin de fer au gouvernement, mais le premier ministre Robert Bond refuse l’offre. R. G. Reid s’éteint à Montréal, en 1908. Dans son testament, il exige que ses parts dans la Reid Newfoundland Company soient réalisées et liquidées dès que possible. Il conseille à ses fils de ne rien investir de son patrimoine dans une nouvelle entreprise et d’éviter tout investissement spéculatif ou risqué, que ce soit à Terre-Neuve ou ailleurs.
Et voilà comment un Écossais astucieux et entêté a construit un chemin de fer qui aura eu raison de lui.
Bibliographie et lectures complémentaires
- Cuff, Robert (1994). « Reid, Sir Robert Gillespie », Dictionnaire biographique du Canada. Internet : http://www.biographi.ca/fr/bio/reid_robert_gillespie_13F.html
- Rowe, F. C., J. A. Haxby et R. J. Graham (1983). The Currency and Medals of Newfoundland: Volume 1, Canadian Numismatic History Series, Toronto, J. Douglas Ferguson Historical Research Foundation.
- Harding, Les (2008). The Newfoundland Railway, 1898–1969: A History, Londres, McFarland & Company, Inc.
- Hiller, James (1978). « The Railway and Local Politics in Newfoundland, 1870-1901 », Newfoundland in the Nineteenth and Twentieth Centuries: Essays in Interpretation, sous la direction de James Hiller et Peter Neary, University of Toronto Press, p. 123-147.
- Korneski, Kurt (2008). « Race, Gender, Class and Colonial Nationalism: Railway development in Newfoundland, 1881-1898 », Labour/Le Travail, vol. 62 (automne), p. 79-107.
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