Inflation, musique pop et évolution réelle des prix
Quand le groupe torontois Barenaked Ladies a sorti sa chanson If I Had a $1,000,000, un million de dollars auraient été suffisants pour que les membres du groupe vivent une vie de rêve. Est-ce toujours le cas 30 ans plus tard? Voyons un peu.
Cette chose qu’on appelle « inflation »
La Banque du Canada définit l’inflation comme « une hausse persistante du niveau moyen des prix au fil du temps ». Le taux d’inflation, quant à lui, reflète la mesure dans laquelle les prix ont augmenté ou baissé par rapport à l’année précédente.
Comment ça se calcule?
Pour calculer le taux d’inflation, la Banque commence par dresser une liste d’articles représentatifs des dépenses d’un ménage canadien moyen. Statistique Canada consigne le prix de ces articles tout au long de l’année, créant ce qu’on appelle l’Indice des prix à la consommation (IPC). Les prix de l’année en cours sont comparés à ceux de l’année de référence pour déterminer le niveau de pouvoir d’achat gagné ou perdu.
À l’heure actuelle, l’année de référence est 2002. En 2019, l’indice d’inflation était de 136. Donc, cette année-là, vous auriez payé 136 $ pour les mêmes biens et services qui vous auraient coûté 100 $ en 2002.
Pas besoin de s’arracher les cheveux à essayer de convertir le coût d’une pinte de lait en 1954 en prix d’aujourd’hui, puisque la Banque du Canada offre un merveilleux gadget accessible en ligne : une feuille de calcul de l’inflation. Celle-ci comprend les données sur les taux d’inflation passés (remontant à 1914) et permet de convertir les prix d’une année donnée en dollars d’aujourd’hui.
Prenons donc quelques articles cités dans la chanson des Barenaked Ladies et voyons, à l’aide de cette feuille de calcul, combien ils coûteraient aujourd’hui.
Combien ça coûte? | En 1990 | En 2020 |
---|---|---|
Du Dîner Kraft | 1,00 $ | 1,75 $ |
Une maison* | 200 000 $ | 350 000 $ |
Des meubles pour la maison† | 4 000 $ | 7 000 $ |
Une voiture compacte | 8 500 $ | 15 000 $ |
Un manteau en fausse fourrure | 60 $ | 105 $ |
Un animal exotique | 10 000 $ | 17 835 $ |
Un Picasso§ | 200 000 $ | 350 000 $ |
Un Garfunkel | S. o. | S. o. |
* Maison individuelle moyenne de trois chambres à coucher en banlieue de Toronto.
† Pour un salon, un coin-repas, un bureau et trois chambres à coucher.
§ Une esquisse au crayon.
Des calculs de l’inflation à prendre avec un grain de sel
La feuille de calcul de l’inflation est vraiment pratique pour avoir une idée du niveau de variation des prix dans le temps. Mais les résultats ne sont pas toujours exacts, car il y a beaucoup de facteurs dont elle ne peut pas tenir compte. Il faut parfois faire quelques recherches pour bien interpréter la variation du pouvoir d’achat de notre dollar. Voyons donc quels sont les effets de l’inflation sur ces articles – dont certains sont communs et d’autres, farfelus – en utilisant leur prix effectif passé… car le contexte explique bien des choses!
Si on achetait une œuvre d’art…
Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais je suis certain qu’Art Garfunkel n’était pas à vendre en 1990. Mais qu’en est-il d’un Picasso? Même en 1990, les prix auxquels les tableaux de cet artiste se vendaient aux enchères étaient bien trop élevés pour les Barenaked Ladies. À cette époque, ils auraient peut-être pu acheter une serviette de table gribouillée par l’artiste à un prix qui convenait à leur budget, mais plus maintenant!
… ou un animal exotique
… ou bien une maison
Quoi? Une maison individuelle de trois chambres à coucher, à Toronto, pour 350 000 $? À ce prix-là, il faudrait certainement la rénover de fond en comble. La feuille de calcul de l’inflation donne-t-elle l’heure juste?
Tout d’abord, il faut savoir que les prix de l’immobilier ne sont pas inclus dans l’IPC parce qu’une maison est considérée comme un actif, c’est-à-dire un genre d’investissement. De plus, le marché du logement évolue en dent de scie, diffère grandement d’une ville à l’autre, et ne sera jamais un indicateur fiable du taux d’inflation d’un pays. Une feuille de calcul de l’inflation n’est donc pas très utile pour comparer les prix de l’immobilier, même si le coût du logement représente une grande part des dépenses des ménages.
L’IPC tient compte de ce marché par un calcul des éléments touchés par les prix de l’immobilier à long terme, comme le loyer et les intérêts hypothécaires. Ce calcul qui atténue les hauts et les bas du marché du logement tend à refléter un coût de la vie plus réaliste.
En revanche, le prix des meubles a fidèlement suivi le taux d’inflation au fil du temps. Ils sont peu susceptibles d’être très touchés par des problèmes liés à l’offre et la demande. Qui plus est, les meubles n’ont jamais fait l’objet de bulles de prix – pas même les poufs! C’est la même chose pour les manteaux en fausse fourrure.
… ou encore une belle voiture
Aujourd’hui, on peut certainement acheter une bonne petite voiture pour environ 15 000 $, mais pas une Chrysler de gamme « K-car ». Ce type d’automobile était loin d’être un véhicule de luxe, mais il aurait pu transporter tous les membres des Barenaked Ladies et leur agent! Essayez de faire entrer six adultes dans une petite voiture compacte moderne sans bafouer leur dignité. On s’entend, ça ne fonctionnerait pas très bien. Ce côté pratique que procurait la voiture de 1990 par rapport à celle de 2020 et qui n’a rien à voir avec le prix est en fait une forme d’inflation.
On appelle ce type d’inflation sournois « inflation cachée ». Souvent associée à de mystérieux phénomènes tels que la diminution du contenu des boîtes de biscuits, elle représente une baisse du rapport quantité-prix, une tactique à laquelle les fabricants recourent pour continuer d’afficher de bon prix.
Dans le cas des voitures de gamme K-car, le plus gros problème est qu’il n’existe tout simplement plus de modèle comparable dans cette catégorie de prix aujourd’hui. En fait, il faut se procurer une grosse voiture ou un véhicule utilitaire sport (VUS) pour pouvoir accueillir autant de passagers. Cela dit, la qualité et la performance de choses comme les voitures et l’électronique s’améliorent constamment, créant ainsi un autre genre de valeur. Donc plus on recule dans le temps, plus il est compliqué de faire des comparaisons.
Des conditions égales
En cherchant une équivalence historique, il faut tenir compte à la fois du contexte économique et du contexte fonctionnel. À ce titre, le revenu moyen s’avère très révélateur.
Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c’est le travail et la peine qu’il doit s’imposer pour l’obtenir. »
Adam Smith, La richesse des nations, 1776
Adam Smith fait référence aux salaires. Il est inutile de comparer le prix d’une maison ou d’une voiture sur plusieurs décennies si on n’a pas de contexte commun aux deux époques. Un bon point de départ est de prêter moins d’attention aux chiffres réels et de considérer plutôt, comme le dit M. Smith, le travail qu’il faut accomplir pour pouvoir acheter l’article désiré. Prenons le cas d’une maison à Toronto. En 1960, son prix de vente était équivalent à environ trois fois le salaire annuel moyen au pays. En 1990, il était équivalent à huit fois le salaire moyen. Et aujourd’hui? Cette même maison vaut 15 fois le salaire moyen! Il faut toutefois noter que le salaire moyen des travailleurs torontois est le plus élevé au pays et que les taux d’intérêt sont très bas en ce moment. Cela explique en grande partie comment le marché peut supporter de tels prix et montre à quel point la recherche d’une équivalence historique peut être compliquée.
Nous en avons plus
Ajoutons à tout ça le fait que nos revenus semblaient plus substantiels dans « le bon vieux temps ». En fait, il existait moins de choses à acheter. Nous vivons aujourd’hui dans un monde numérique – télévision en continu, Wi-Fi, forfaits de données, ordinateurs portables – et nos garde-robes contiennent beaucoup plus de vêtements que ce que nos grands-parents auraient rêvé de porter. Tous ces articles représentent ce que nous achetons en moyenne pour soutenir notre mode de vie et sont pris en compte dans l’IPC. Nous avons aussi bien plus de moyens d’obtenir du crédit que nos grands-parents n’en avaient à leur époque. Et c’est une autre chose dont il faut tenir compte.
La feuille de calcul de l’inflation est donc un outil utile pour avoir une idée du pouvoir d’achat d’un dollar datant d’il y a quelques générations. Mais pour estimer l’inflation, mettez votre chapeau d’historien et tenez compte du contexte – cela vous aidera à voir ce que ces prix signifiaient réellement pour le ménage canadien moyen.
Et qu’en est-il des Barenaked Ladies? Eh bien, en 2020, ils auraient un prêt hypothécaire, un VUS en location, et ils pourraient peut-être acheter l’affiche d’un tableau de Picasso dans une galerie d’art. Par contre, ils pourraient toujours se payer autant de Dîner Kraft et de saucisses préemballées qu’ils le souhaitent, et même plus, puisque le Dîner Kraft coûte un peu moins cher que le montant estimé par la feuille de calcul de l’inflation. Bon appétit!